Le spectateur peut de prime abord se sentir troublé face à un tel objet. Cette impression provient sans doute d’un paradoxe : la quiétude du saint au regard extrêmement calme et fixe, la douceur des couleurs chaudes du bois teinté de traces de polychromie et de dorure, l’harmonie visuelle liée à l’association de volumes simples (une tête dans un plateau, c’est un cercle dans un cercle)… Tout cela contraste fortement avec l’extrême violence de la représentation décrivant les suites d’un crime sordide, à savoir la décapitation de Saint Jean-Baptiste ordonnée par Hérode. L’horreur n’est pas instantanément perceptible d’un point de vue formel, mais elle frappe le spectateur au moment même où il prend conscience du sujet représenté. Dès lors, la fixité du regard du saint, qui semble nous dévisager, dérange et questionne. De même lorsque l’on se rapproche de l’oeuvre, les aspérités du bois, induites par le passage du temps et les traces de polychromie, prennent une signification nouvelle. Elles semblent faire écho à l’âpreté et à la brutalité du récit biblique, comme si l’évocation de l’horreur était davantage à chercher dans les détails de l’oeuvre, que dans sa globalité. Finalement, la déshumanisation de l’une des plus grandes figures des Évangiles, qui devient ici un objet offert aux regards dans une sorte d’exhibitionnisme morbide, confère paradoxalement au saint une présence fascinante et inquiétante.

Figure de transition reliant l’Ancien Testament et la Nouvelle Alliance, Saint Jean-Baptiste est considéré comme le dernier des prophètes et le premier des martyrs. Issu de l’union du prêtre Zacharie et d’Elisabeth, la cousine de la Vierge, il appartient à la famille du Christ. Dans la Bible, Jean est décrit comme un solitaire ascétique (Matthieu 11, 18). D’après l’historien romain de confession juive Flavius Josèphe, il aurait pu appartenir à la mouvance juive des esséniens, dont les membres vivaient dans la pauvreté en pratiquant l’ascèse. Après une longue période de «vie cachée» – comme Jésus – dans le désert, Jean se met à proclamer, vers trente ans, le «baptême de repentir pour la rémission des péchés», prophétisé par Isaïe. Son rôle est celui «d’aplanir les sentiers du Seigneur», de lui «préparer les voies» (Luc 3, 1-6). L’épisode central de l’histoire de Saint Jean-Baptiste est sans nul doute le moment où il baptise Jésus dans le Jourdain, reconnaissant en lui le Messie. Néanmoins, l’événement que constitue sa mort tragique a également été à l’origine d’une extraordinaire floraison de commentaires, croyances et images, durant les deux-mille ans que compte la chrétienté.

Seules les évangiles de Mathieu et Marc (Mt 14, 1-21 ; Mc 4, 14-29) relatent la mort de Saint Jean-Baptiste. Dans les deux cas, ce sont à peine quelques versets qui y sont consacrés. Selon le récit, le gouverneur de Judée Hérode Antipias aurait emprisonné Jean le Baptiste, furieux que ce dernier ait osé condamner son mariage avec Hérodias, la soeur de son défunt frère. Durant un banquet, la fille d’Hérodias, Salomé, entreprit de danser devant son nouveau beau-père Hérode. Sous le charme, l’homme lui promit d’exaucer tous ses souhaits. La jeune fille demanda alors, sur les conseils de sa mère, qu’on lui livre la tête de Jean-Baptiste. Le gouverneur tint sa promesse et la fille présenta à sa mère la tête du prophète sur un plateau. Bien que l’exactitude et la vraisemblance de ce passage des Evangiles aient été déniées depuis longtemps par les historiens, la mort de Saint Jean-Baptiste fut à l’origine d’une multitude de croyances au sein du christianisme, toutes centrées autour du culte des reliques. 

Effectivement, entre le Ve et le VIe siècles se développèrent des récits légendaires à propos de la soi-disant découverte du crâne de Saint Jean-Baptiste. Ces récits se diffusèrent notamment par le biais du martyrologe romain (sorte de recueil énumérant la liste des saints), qui complète le récit biblique tout en fournissant des détails sur la mort du saint. Selon le martyrologe, le corps de Jean aurait été brûlé sous Julien l’Apostat pour mettre fin au culte des martyrs. Mais des moines ramassèrent les cendres pour les rapporter à Alexandrie. Finalement, elles se retrouvèrent à Gênes. A partir du XIIe siècle, l’existence d’une relique de la tête est attestée dans les registres impériaux de l’Empire romain d’Orient. Après la quatrième croisade de 1204, les « crânes dits de Jean-Baptiste » se multiplièrent en Occident, jusqu’à atteindre le nombre de douze à la fin du Moyen-Age. A cette époque, le plus populaire était sans doute le crâne d’Amiens, qui aurait été retrouvé murée à Constantinople par le croisée Wallon de Sarton. La multiplication de ces crânes fut à l’origine d’une dévotion particulière autour du saint, qui conduisit progressivement à l’émergence de représentations de têtes de saint Jean-Baptiste, comme motif iconographique à part entière.

Ainsi, à partir du XIIe siècle, on vit apparaitre des plateaux dits de Saint Jean-Baptiste (ou Saint Jean-Baptiste « in disco ») comme productions autonomes et mobiles, pouvant être placées sur l’autel ou portées lors des processions. Au XVe siècle, la version « mobile » du plateau devint la plus répandue. De ce point de vue, la forme du plateau de Saint Jean est éloquente, puisqu’elle demande que celui-ci soit porté ou montré. Dans l’église, le plateau était soit recouvert à certains moments de l’année, soit exposé, notamment lors de la fête du 29 août qui commémore le martyr du saint par décollation. Il pouvait également être placé sur l’autel durant la messe. Cette place de choix dans la liturgie chrétienne s’explique par le fait que le sacrifice de Saint Jean-Baptiste est perçu comme une préfiguration du sacrifice du Christ. Dans cette perspective, un amalgame se forme au Moyen-Age ; la tête du Saint est progressivement associée au corps eucharistique du Christ, et la plateau formellement considéré comme patène.

En-dehors des usages liturgiques, il existait également une grande diversité d’usages populaires de ces plateaux, liés à des croyances locales. Les têtes de Saint Jean-Baptiste avaient tout d’abord une dimension prophylactique, puisqu’elles étaient vénérées afin de combattre certains maux : ceux de tête ou de gorge, les menstruations des femmes, la mélancolie et la dépression, les troubles du sommeil masculin 

d’origine érotique, et surtout l’épilepsie. Cette maladie était d’ailleurs appelée à l’époque « le mal de la Saint Jean », car selon la légende Hérode et Hérodias auraient été atteints d’épilepsie après avoir décapité le saint, à titre de punition. 

Les têtes de Saint Jean-Baptiste étaient aussi parfois investies d’une dimension oraculaire. Ainsi, la dévotion des rois lombards envers le Baptiste était telle qu’ils le considéraient comme un oracle qui dirigeait leur conduite en toute chose. Ce rôle qu’ils lui attribuaient se note de façon remarquable dans la formule de couronnement de ces monarques : In oraculo S. Johannis Baptistae ferreo diademate de jure regni corono te (« Par l’oracle de saint Jean-Baptiste je te couronne de bon droit de la couronne de fer »). Plus généralement, le recours à une fausse tête oraculaire dite « de saint Jean-Baptiste », posée sur un plat, à laquelle un « devin » disait faire rendre des oracles, est recensée jusqu’au XVIIe siècle. Cette pratique chrétienne peut être perçue comme une réactualisation de rites païens antiques axés autour de la tête coupée d’Orphée, qui possédait déjà elle aussi une dimension oraculaire.

Les têtes de Saint Jean-Baptiste furent également utilisées à la fin du Moyen-Age par les pénitents noirs, une confrérie de laïcs chargée d’accompagner le condamné à mort à son supplice, afin de lui procurer un bon passage dans l’au-delà. Effectivement, cette confrérie était placée sous la titulature de saint Jean décollé, qui est l’un des saints patrons des prisonniers, et adopta rapidement comme emblème la tête du Baptiste dans un plat, image à laquelle elle attribuait un rôle fonctionnel au cours de ses rituels. 

Représentations typiquement médiévales, les plateaux dits de Saint Jean-Baptiste étaient généralement constitués de pièces en bois polychromé, terracotta, métaux nobles ou papier mâché. 

Ici, notre plateau est en bois, avec des traces de polychromie et de dorure. Les initiales « C.J » gravées au dos du plateau sont postérieures à l’oeuvre. Elles ont dû être apposées plus tard, par un propriétaire ou un collectionneur. 

Quant à la tête, elle possède deux caractéristiques originales qui la distinguent du reste de la production des têtes coupées de Saint Jean-Baptiste. En premier lieu, le saint a les yeux grands ouverts et semble fixer le spectateur, alors qu’il est habituellement représenté les yeux mi-clos, comme s’il était encore en train d’expirer, ou clos, comme s’il était déjà mort.

En second lieu, sa tête est surmontée d’une couronne avec des motifs géométriques ciselés, qui témoignent par ailleurs de la belle finition de l’ouvrage. Or, Saint Jean-Baptiste n’est généralement pas représenté avec une couronne, ses attributs habituels (la mélote en poils de chameau, la croix et l’agneau) faisant au contraire plutôt référence à sa vie pauvre et simple d’ascète. La couronne pourrait ici être une manière efficace de figurer la prééminence de celui qu’une hymne liturgique, chantée pendant la fête de la nativité du Baptiste, proclame « sommet et couronne des prophètes ». En effet, Saint Jean-Baptiste est investi par la chrétienté d’une prééminence incontestable sur les autres saints.

Finalement, ce plateau de Saint Jean-Baptiste in disco appartient à une production d’objets à mi-chemin entre l’histoire de l’art, l’histoire religieuse, et l’anthropologie culturelle. L’aspect saisissant de cette sculpture provient tout autant de son ancrage dans un récit biblique aux détails narratifs capables de frapper aisément l’imagination, que de la manière dont l’artiste a su s’emparer de ce récit pour faire oeuvre d’originalité. Tout semble explicite dans cette représentation : la tête tranchée évoque de manière on ne peut plus directe et brutale la décapitation, et le regard droit et fixe du saint semble ne rien avoir à nous cacher. Malgré tout, cette sculpture continue de dégager une aura mystérieuse, qui lui procure tout son charme étrange.

Tête de Saint Jean Baptiste – Italie – XVIe siècle

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