Debout dans un léger contrapposto, l’homme tourne la tête vers sa gauche, son bras droit suit le long du corps avec le pouce et l’index joints, le bras gauche est légèrement ouvert. Ce superbe écorché en bronze repose sur un socle postérieur fait de deux types de marbre : marbre de Sienne et du marbre vert antique.
A partir du XVIe siècle se développe en Italie un intérêt sans précédent pour l’anatomie, mêlant de manière inédite science et art. Cette redécouverte de l’anatomie implique de nombreux changements, notamment concernant la vision quasi « cartoonesque » du corps humain, héritage de la médecine antique. Pendant les siècles précédents, les médecins et physiciens pensaient que les maladies résultaient d’un déséquilibre des quatre humeurs constituant le corps : la sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire. Avec cette vision de la médecine, l’anatomie jouait un rôle très limité dû à une générale incompréhension du rôle des organes, du système de la circulation sanguine et une méconnaissance de la chimie de base. Mais grâce à ce nouvel intérêt pour l’anatomie dès le XIVe siècle et surtout pendant le XVIe, une nouvelle science de la guérison se développe en se basant sur un principe que l’on retrouve dans notre médecine moderne : si un organe est malade alors le traitement doit être appliqué au dit organe plutôt qu’au corps en son intégralité.
Cette révolution scientifique s’observe également, comme bien souvent, au sein de la création artistique. Rappelons qu’à cette époque les manuscrits autrefois recopiés par les religieux se transforment en imprimés et la révolution technologique de l’imprimerie permet une production et diffusion des ouvrages rapide et internationale. Etant une science qui nécessite la description de formes visuelles : l’anatomie a besoin d’images, surtout d’images pouvant être reproduites avec la précision d’une impression. C’est une des raisons qui explique l’implication d’artistes. Si les imprimeurs et les graveurs ont d’abord été les acteurs majeurs de cette étrange et unique collaboration interdisciplinaire ; certains artistes finissent par devenir anatomistes eux-mêmes : leur permettant de développer une réalité anatomique dans leurs créations. Créant, indépendamment de toute médecine, des images anatomiques parfois plus avancées et précises que celles produites par les anatomistes professionnels. Ce n’est qu’au milieu du XVIe siècle que la science « dure » reprend le dessus et obtient le total contrôle sur les illustrations anatomiques.
C’est avec des grands noms comme Michel-Ange et surtout de Vinci que l’intérêt des artistes pour l’anatomie atteint son zénith : artiste et scientifique complet, Léonard réalise de nombreuses découvertes grâces aux dissections, qui lui permettent de réfuter des théories antiques jusque-là en place. Quant à Michel-Ange il étudie l’anatomie exclusivement pour parfaire son art mais pousse sa connaissances du système musculaire à l’extrême. L’étude des muscles et des squelettes devient, à partir de ce moment, une part importante de l’apprentissage des artistes : une bonne connaissance du corps humain pour une meilleure représentation dans l’art.
Comme dit précédemment les scientifiques finissent par assumer un rôle dominant dans l’illustration anatomique. Pour ne citer que lui : Andreas Vasalius, scientifique ayant étudié la médecine à Paris et en Italie, publie en 1543 à Basel, le De humani corporis fabrica (A propos de la fabrique du corps humain). Cet ouvrage est fondateur pour l‘anatomie moderne et participe à l’évolution de la représentation de l’homme et du vivant. Outre son contenu scientifique qui révolutionne la médecine, ce qui rend ce traité exceptionnel est le fait que son auteur, bien que scientifique de formation, supervise les illustrations réalisés pour son ouvrage : alliant ainsi qualité artistique à la rigueur et la précision scientifique. Illustré par plusieurs artistes comme des élèves de Titien, Jan Calcar ou bien Vasalius lui-même, cet ouvrage est encore aujourd’hui considéré comme un des plus beaux livres du monde notamment grâce à la qualité de ses planches d’illustrations. L’une d’entre elle représente un écorché : mis en scène dans un paysage bucolique, un homme debout sans peau, qui laisse donc apparaître tout son système musculaire. Cet ouvrage fondateur marque le début d’une période nouvelle en matière médicale, mais apparait également comme l’aboutissement de cette pensée scientifique datant du XIVe siècle.
La popularité de l’ouvrage se mesure également au nombre de plagiats et copies partielles qui se suivent. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la majorité des traités d’anatomie comportent des parties de textes et des illustrations copiées ou inspirées de la Fabrica. La planche de l’écorché n’y échappe pas et pour n’en citer qu’un : Gaspar Becerra réalise vers 1556 un écorché très similaire pour illustrer l’ouvrage de l’espagnol Juan de Valverde de Amusco, Historia de la composicion del cuerpo humano. A travers la création et diffusion de ces copies, la représentation de l’écorché se standardise : un homme debout, la tête levée et tournée, un bras ouvert et l’autre tenant le morceau de peau de la cuisse qu’il vient de s’arracher.
D’abord cantonné à la gravure et aux dessins d’illustrations, le thème de l’écorché atteint d’autre domaine de la création artistique avec le temps, notamment les petites statues en bronze qui sont utilisés comme des modèles d’études anatomique pour les élèves et apprentis artistes. Au XVIIIe et XIXe siècle, l’intérêt pour l’écorché évolue : il devient un objet de curiosité. La précision anatomique du système musculaire est parfois diminuée au profit de l’esthétisme, le bronze est privilégié pour créer des objets de qualité et de prestige et surtout les postures peuvent variées (archer relâchant une flèche, écorché philosophant sur sa propre existence, athlète au repos…).
Notre écorché est à placer dans cette période de transition dans la vision, représentation et compréhension du corps humain. Parfait exemple de l’objet qui intriguait les collectionneurs, il est saisissant pour la grande finesse de ciselage et son réalisme.