Cette exceptionnelle sculpture en bois de noyer et de grande dimension représente une Vierge de Pitié, aussi appelé Pietà. Après la descente de la croix, Marie tient Jésus mort sur ses genoux. Ce moment très émouvant ne se trouve pas dans la Bible, mais se repend, avec d’autres thèmes nouveaux, en Europe via le mouvement de la Devotio moderna. Ce courant de pensée, né dans l’aire germanique à la fin du XVe siècle, a pour but de réformer l’Église, de moderniser la foi, supprimer les intermédiaires entre les fidèles et Dieu et faire des personnages saints des modèles de vie et de piété mais accessibles en insistant sur leur humanité. En rendant la foi plus active et personnelle, l’Homme devient source de son propre Salut : les expériences terrestres deviennent des occasions d’imiter le Christ pendant sa propre vie sur Terre, d’agir comme lui et ainsi mériter le Salut. À cette période se développe également la dévotion à la Vierge, notamment à travers le thème de la Vierge de Pitié, populaire en Europe pendant tout le XVe et le XVIe siècle. C’est la douleur de la Vierge, celle d’une mère endeuillée qui est présenté aux fidèles via les figures de Pietà.
Parfois anéantie par le chagrin, avec le visage marqué de douleur ; et parfois à l’expression sereine reflet de l’acceptation du sacrifice de Jésus ; ces Vierges représentent un vaste panel d’émotions. La plus célèbre de toutes est celle réalisée par Michel-Ange en 1498-1499, aujourd’hui dans la Basilique Saint-Pierre de Rome. L’impact de cette sculpture sur la scène artistique de l’époque est plus qu’important : la technique de sculpture, la finesse des détails et le renom de Michel-Ange font de cette Pietà un des chefs-d’oeuvre de la Renaissance.
Plusieurs similarités peuvent être trouvées avec notre oeuvre : la posture de la Vierge, son aspect juvénile pour une mère d’un homme de 33 ans, le corps avachi du Christ et les importants jeux de drapés du manteau de la Vierge. Le visage de Marie reprend également ici, des traits que l’on retrouve surtout chez les Vierges italiennes : le visage fin, symétrique et d’une grande douceur. En revanche, notre pièce se distingue de celle de Rome par le visage du Christ marqué par la mort, les blessures de la Passion qui sont présentes sur son corps (les stigmates : sur la main, les pieds, sur le côté droit du thorax), et surtout la posture lâche et déformée du Christ qui épouse parfaitement les genoux de sa mère. En bois polychromé et doré, notre pièce met en avant la diversité et richesse des textiles : la robe de la vierge, son manteau et le périzonium de Jésus sont décorés d’impressionnants motifs via la technique de dorure sur bois de l’estofado.
Notre pièce est à rapprocher du travail du sculpteur espagnol Alonso Berruguete et de son atelier. Sculpteur de talent à la formation de peintre, Berruguete est connu pour ses grands ensembles de retable à la composition complexe et aux personnages nombreux. Des éléments de notre Pietà se retrouvent dans d’autres oeuvres du corpus de Berruguete et permettent donc un rapprochement. Sur le retable Mayor du Monastère de la Mejorada à Olmedo (dans la province de Valladolid en Castille-et-Leon), réalisé entre 1523 et 1526 par Berruguete et son atelier, nous pouvons constater sur plusieurs scènes que le motif des vêtements des personnages est similaire à celui de la robe de notre Vierge : un tissu rouge, des motifs dorés végétaux, une grosse marguerite et une bordure linéaire. Notons d’ailleurs que dans l’oeuvre de Berruguete, la Vierge porte une robe rouge aux motifs végétaux dorés de manière régulière. Nous trouvons également des similitudes de composition avec la Madonna della Cintola (1516-1517, Basilique du Saint Esprit, Florence) qui est une des seules oeuvres de Berruguete faite lors de son séjour en Italie, parvenue jusqu’à nous.
Alonso Gonzalez Berruguete (v.1490- 1561) était un peintre et sculpteur espagnol qui fût une des figures majeures de la Renaissance ibérique. Il est le fils de Pedro Berruguete, un peintre qui travailla à la cour des Montefeltro à Urbino et qui introduisit la peinture du Quattrocento en Castille tout en maintenant la filiation flamande héritée des Pays-Bas Espagnols.
La dizaine d’années qu’il passe en Italie (de 1506 à 1518) ont été décisives dans sa formation en tant qu’artiste. Pendant toute cette période, en plus d’étudier les canons antiques et les maîtres modernes (Donatello, Masaccio ou encore Michel-Ange) ; Alonso se forge une solide réputation et une carrière de peintre à Florence. À la fin de son séjour, il avait démontré sa capacité à copier et surtout à innover, et se positionne comme un élément majeur du maniérisme florentin naissant.
Ces années d’apprentissage en Italie et les nombreuses influences qu’il y rencontre vont donner naissance à un style très personnel et très expressif :
renouant avec l’esthétisme de la fin de la période gothique tout en la modernisant, il insuffle vie et esprit dans les formes qu’il créait allant jusqu’à extérioriser la passion et les sentiments de ses figures.
À la fin de sa vie, comme un retour aux sources, il s’installe à Tolède pour travailler sur les stalles du choeur de la cathédrale où il exécute un groupe de Transfiguration du Christ. Un de ses derniers chef-d’oeuvre est le gisant en albâtre du tombeau du cardinal Tavera que la mort l’empêcha de terminer.
Artiste complet, véritable homme d’affaires et maître d’atelier compétant ; Alonso Berruguete laisse un grand nombre de disciples et de suiveurs qui reprendront les expressions exagérées de ses figures pour créer un maniérisme espagnol dont le Greco est le plus éminent héritier. Artiste longtemps inconnu du grand public en dehors de l’Espagne, l’art de Berruguete bénéficie d’un intérêt mondial nouveau depuis quelques décennies qui se concrétise à travers des études de ses dessins réalisés en Italie ; une révision de son rôle dans la renaissance de la sculpture espagnole ou encore une merveilleuse exposition à la National Gallery of Art en 2019-2020.
Très inspirée de celle de Michel-Ange dans sa composition, notre Pietà répond cependant sur de nombreux points, de la tradition espagnole de la sculpture sur bois. Réalisée fraîchement après son retour d’Italie, cette oeuvre démontre de la capacité de Berruguete à adapter et moderniser la sculpture traditionnelle ibérique, en y ajoutant ses propres acquis techniques et les modèles italiens de son époque. Son excellent état de conservation nous permet de profiter de la grande délicatesse détails, de l’éclat de la dorure et des couleurs ainsi que de l’incroyable technicité des artisans l’ayant façonnée.

Pietà, attribué à Alonso Berruguete – Bois doré et polychromé – Espagne – Début XVIe siècle

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