Si cette croix de procession grandiose réalisée entre le XIVe et le XVe siècle est un magnifique objet de contemplation esthétique, il ne faut pour autant pas oublier sa fonction utilitaire première. Portée en hauteur par le cruciféraire, qui se tenait devant le prêtre au début de la messe, elle jouait un rôle important dans la liturgie chrétienne, rappelant à tous le rôle de bon pasteur du Christ ouvrant le chemin à ses fidèles. La croix pouvait ensuite se détacher de la hampe, afin d’être posée en évidence sur l’autel durant la cérémonie.
Symbole ultime du Christianisme, la croix permet d’évoquer, de manière directe et sans détours, l’événement central de la vie de Jésus : sa crucifixion au Golgotha. La richesse de sens de ce symbole réside dans son ambivalence.
Tragique, exprimant la douleur devant le sacrifice et la mort, la croix abrite aussi en elle l’espoir de la résurrection à venir, ainsi que la promesse du Salut des hommes.
Possédant un caractère universel, puisqu’on la retrouve déjà dans certaines civilisation anciennes, notamment en Mésopotamie, la croix acquiert une importance nouvelle aux débuts du christianisme. Elle fait référence au tav, dernière lettre de l’alphabet hébreu qui renvoie, comme l’oméga grec, à Dieu. Le geste de tracer un signe de croix sur le front constitue l’un des rites chrétiens les plus anciens. Utilisé lors du baptême, ou tracé en symbole de protection, il se réfère à une prophétie du Livre d’Ézéchiel (9:4-6) : « Passe par le milieu de la ville, et marque d’un tav le front des hommes » . Le tav évolue progressivement, passant d’une pratique rituelle à l’emblème du christianisme au tournant du IVe siècle, après la conversion de Constantin à la suite d’un songe où une croix dans le ciel lui aurait prédit la victoire contre les armées de l’empereur Maxence. L’adoption de ce symbole est renforcée par la diffusion de la légende de l’invention de la relique de la « Vraie Croix » par la mère de l’empereur Constantin. Au cours des IV e et V e siècles, ce symbole commence à orner les édifices religieux. À partir du VIe siècle, la croix est régulièrement ornée de la figure du Christ, permettant ainsi d’allier la représentation de la victime sacrificielle à son instrument de martyr.
A la période gothique au XIV e siècle, la production de crucifix en Italie se concentre en Lombardie, en Vénétie et dans les régions adriatiques. D’un point de vue formel, il s’agit de croix latines (le bras vertical du bas étant plus long que les trois autres bras). Les bras des crucifix tendent à s’élargir en extrémités tréflées ; en même temps, un panneau carré est introduit à la jonction des bras.
Progressivement, cette intersection passe du carré à l’ovale. Les croix lombardes de cette époque commencent également à adopter des contours nouveaux, grâce à la disposition de petites boules au niveau de la tranche. Si seules les extrémités de notre croix sont ornées de boules, de petites cavités dans le bois nous donnent à songer que d’autres boules devaient être disposées, de façon identique à ce que l’on observe sur cette autre croix lombarde de la même époque.
Cette forme nouvelle pourrait renvoyer à l’image de l’arbre de vie (arbor vitae), qui était considéré surtout au moyen-âge comme l’arbre d’Adam, et d’où était censé provenir le bois de la sainte croix, d’après une variante de la Légende de la croix, diffusée en Italie par Iacopo de Varagine (Giacomo da Varazze, vers 1228-1298).
D’un point de vue iconographique, les surfaces métalliques plates sont décorées de motifs feuillus stylisés et ciselés sur un fond couvert de minuscules anneaux imprimés au burin. Sur la face avant, une statuette du Christ en bronze doré est clouée à une fine croix fixée aux plaques de support. Au-dessus du Christ, on trouve les initiales “INRI” des mots latins “ I esus Nazarenus Rex Iudaeorum ”, soit « Jésus le Nazaréen roi des Juifs », que Pilate avait fait mettre sur la Croix (Jean, xix, 20). Les côtes ressortent clairement du corps émacié. Les jambes ne sont pas tournées et les pieds superposés sont percés d’un seul clou.
Le Christ est entouré par Marie-Madeleine à ses pieds, reconnaissable à ses cheveux dénoués, ainsi que des évangélistes représentés par leurs symboles respectifs : l’aigle pour Jean, le lion pour Marc, le Taureau pour Luc. Au dos de la croix siège au centre un Christ Pantocrator, levant sa main droite pour rendre la justice, et tenant dans sa main gauche un livre ouvert. A ses pieds se trouve Saint Mathieu, reconnaissable par ses ailes d’anges, tandis que sur les côtés la Vierge et Saint Jean sont représentés en lamentation. Au sommet, un personnage, probablement un ange, se tient de face en position d’adoration.
L’appartenance de cette croix à la collection de Gaston Louis Vuitton pendant de nombreuses années, révèle l’intérêt du monde de l’art pour cet objet inspirant et fascinant, à la fois simple en raison de sa symbolique universelle, et extrêmement élaboré de par son foisonnement de détails et sa belle finition.


